Au Ladakh, une région mystérieuse du nord de l’Inde où peu osent s’aventurer, est niché un village du nom de Leh. Dans une petite maison en briques de terre, vivait un garçon de 6 ans, du nom de Goran. Il habitait seul avec son père, un éleveur de chèvres vieux avant l’âge, mais sage. Seul, pas vraiment, car il possédait un ami sans pareil : un ribong, un lièvre typique de ce territoire montagneux aux températures parfois extrêmes, qu’ils avaient réussi à sauver d’une vilaine blessure, et qui était tellement gourmand que Goran l’avait surnommé Narmo, ce qui voulait dire sucré.
Fallait les voir déambuler dans les ruelles, Goran transportant Narmo dans un sac de toile partout où il allait : inséparables ! Certains souriaient à cette amitié peu habituelle, d’autres s’arrêtaient même pour prendre des nouvelles. Le duo atypique divertissait les femmes ladhaki, qui offraient parfois, lorsque le garçon venait acheter des abricots sur leurs étals, un bout de carotte pour le glouton compagnon. Cependant, s’il amusait les adultes sur son passage, Goran attisait les jalousies des autres enfants : il ne partageait pas son ami à fourrure et préférait s’occuper de lui plutôt que de jouer avec eux ! Ils n’hésitaient pas à se moquer de lui, et à lui donner des noms affreux qu’il n’est même pas joli de répéter ici. C’est pourquoi Goran passait presque toutes ses journées allongé sur les tapis bariolés de sa maison, à raconter à un Narmo paisible, les histoires de ses ancêtres et celles qui peupleraient leur futur.
Un soir, son père l’envoya pour une commission chez un vieil oncle. L’enfant partit en sifflotant, les oreilles de Narmo dépassant de son sac. Au détour d’une ruelle où seuls les feux des fours à bois luisaient, quatre grands garçons se trouvaient accroupis, jouant avec des cailloux sur le sol terreux. Goran recula, pensant se dérober à leur vue.
— Mais c’est le bébé avec son lapin ! Viens ici !
Il n’osa pas bouger.
— Viens ici qu’on voie ton lapin.
La voix se fit aussi tranchante qu’une pierre. Goran sentit son coeur battre plus fort. Il serra le sac plus près de lui, pour rassurer son protégé.
Les quatre s’étaient levés.
— Montre ton sac !
Ils étaient bien trop près.
— Donne-le !
Goran se mit à courir aussi vite qu’il le put. Les quatre compères le suivirent, faisant pleuvoir des cailloux autour de lui. Il reçut un premier jet de pierre sur la tête. La surprise lui fit tomber le sac, d’où s’enfuit à toute vitesse un Narmo apeuré.
— Narmo, non, attends !
Un bruit sourd, le choc du petit corps gris contre les pneus du 4×4 de touristes qui venait de débarquer au coeur de Leh résonna à travers la vallée. Les passagers, ahuris, affligés, regardaient le jeune garçon qui s’était jeté sur la petite boule de poils qui ne respirait plus. Les quatre voyous avaient fui. Goran se retrouva seul parmi la foule qui s’amassait autour de lui, à pleurer de grosses larmes qui ricochaient sur les toits endormis.
Les jours suivants, Goran évolua dans un nuage flou de tristesse. Il avait perdu son ami, et son appétit. Il refusait de manger et de boire. Un matin, son père prit une importante décision. La grève de la faim devait cesser. Il se fit sévère, la peur faisant trembler sa voix. Ils partirent le lendemain à l’institut Ngari, dans un village voisin, à Saboo. Goran pleura de rage tout le trajet.
On les mena dans un petit monastère, où quatre bouddhistes s’affairaient, entonnoirs à la main, sur une plateforme. Intrigué, Goran se rapprocha.
— Pourquoi ils ont ces baguettes ?
— Attends un peu mon garçon.
L’un des moines se pencha. Et du vert commença à tomber. Les autres suivirent et de chaque embout s’égrenèrent comme de fines perles de vie, du sable coloré.
— Tu vois, grâce aux vibrations, le sable coule.
— C’est magique !
— Oui, ça l’est.
Du rose, du rouge, du jaune. Des dessins apparurent : les contours d’une rosace, le tracé d’une courbe, le liseré d’un triangle. Une fabuleuse illusion optique, presque hypnotique. L’enfant se perdait, incapable de quitter des yeux le travail minutieux des orfèvres. Les heures défilaient, les formes se précisaient, les larmes de Goran se séchaient, cristallisées elles aussi, devant l’oeuvre sacrée. Le temps ne semblait plus avoir d’emprise, martelé par les coups portés sur les tubes argentés et par les prières qu’autour on scandait.
Le père souriait devant l’émerveillement de son fils. Une journée passa et une nuit. Au petit matin, les moines posèrent enfin leurs ustensiles. Ils s’inclinèrent devant le travail accompli. Goran n’avait jamais rien vu de si beau. Devant lui, les motifs brillaient sous le sable multicolore. Il était si heureux qu’il avait envie d’arracher à leur méditation tous les habitants du monastère.
Alors, sans mot dire, avec la même délicatesse qu’ils avaient eue à confectionner leur chef d’oeuvre, les moines se mirent à… le détruire.
— Pourquoi ils font ça ? s’écria Goran, au bord des larmes.
— Tu vois mon fils, je veux que tu te souviennes de ce mandala. Rien n’est permanent dans cette vie. Tout cycle prend fin pour recommencer. Rien ne dure, ni la tristesse, ni le malheur, ni la mort. Tu souffres parce que tu as perdu Narmo, et qu’il t’était cher, mais même cette souffrance, qui t’étouffe le coeur, disparaîtra aussi.
— Mais je l’aimerai encore ?
— Oui, tu l’aimeras encore, mais chaque jour différemment.
Goran suivit son père à l’extérieur. Après des heures passées à l’ombre du monastère, le jeune garçon fut ébloui par le soleil et la vision foudroyante de la nature qui l’entourait. Il cligna des yeux et fut émerveillé de ressentir autour de lui comme les arbres, et les roches, semblaient tout à fait pareils qu’à son arrivée, mais tout à fait différents. Son coeur bondit dans sa poitrine. Il prit un caillou et dessina dans des cercles vaporeux, Narmo.
Il sourit.
— Ju-ley, merci, Narmo ! murmura-t-il avant de souffler fort sur les contours du lièvre maladroitement dessiné qui s’envola en grains de poussière, emportés par la brise du soleil levant.
Consigne 22 : écrire un texte pour un public d’enfant. Une consigne inspirée par une vraie tradition tibétaine, que je vous invite à découvrir. Enfant ou adulte, cette nouvelle vous a-t-elle plu ? |
Crédits photo Image par Stonadecel de Pixabay
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Très joli conte,plein de piesie et très beau message sur la séparation définitive, j’adore. Par contre, conte pour des enfants de plus de 7 ans me semble t’il. Bises tatie jocelyne
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Merci beaucoup tatie ! Oui, j’ai hésité sur l’âge de l’enfant à qui raconter, j’étais tombée sur 7 justement, et j’ai redescendu à 6 ! Merci de ta lecture et de ton commentaire, ça me fait bien plaisir. Belle jounée à toi,
Sabrina !
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Bonsoir Sabrina,
J’essaie de te faire un commentaire depuis plusieurs jours mais sans succès jusqu’à présent. J’espère que cette fois-ci est la bonne.
Concernant ce conte pour enfant, je sais la difficulté d’écrire pour les enfants car j’ai testé cela cet hiver dans l’atelier d’écriture des Chiffonnées du ramage auquel je participe dans ma ville. En tout cas, tu as su par cette nouvelle me transporter, malgré la cruauté du thème choisi, dans un univers de sérénité avec une leçon de vie remarquable. Belle imagination.
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Bonjour Nadine ! Oui, ça marche bien ! J’espère que tu as accès à la réponse, je n’ai pas vérifié s’il y a possibilité de suivre le fil de commentaires ! Merci pour ce gentil commentaire et d’être venue sur ce blog ! J’aimerais beaucoup participer à un atelier en présentiel aussi, ce doit être une belle approche. Ce que j’ai aimé cette année, c’est justement sortir des zones de confort… et apprécier écrire dans des genres différents… et pour les enfants particulièrement ! Au plaisir de te lire sur tes mots butinés. Belle journée à toi !
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Aouchh. Ah oui.. tu as raison, nous étions bien dans le même thème.. l’impermanence des choses.. l’effet papillon..
Sauf que ton texte est puissant, bien construit, poétique, émouvant, il incarne parfaitement l’évolution continuelle.. qui effraie parfois, car nous ne savons jamais vers quoi nous allons.
Mais lorsque l’on se rend compte que notre seule emprise est l’instant présent, il s’agit d’apprendre à vivre plus intensément, aimer plus intensément, regarder plus intensément..
Merci souris..
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Merci ma belle, je ne peux qu’être d’accord avec ton commentaire… et t’inciter à continuer à écrire tes pensées, car tu as une jolie manière de les dire, et j’espère que tu me les feras lire à nouveau un jour !
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Un beau conte, je trouve, servi par votre fluidité de conteuse m’ont fait passé par une bulle de tendresse pour ces animaux dont la vie traverse la nôtre (ou l’inverse!)
Merci et belle journée à vous
Véronique
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Oh merci beaucoup ! Désolée pour le retard de réponse, je n’ai pas vu les jours passer ces derniers temps ! Ce texte a été retravaillé depuis pour le transformer en album jeunesse… Merci de ces jolis mots, belle journée ! Sabrina.
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Un beau projet , bravo … !
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Oui, on verra bien où cela nous mène 🙂 ! Belle journée à toi !
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