Une espèce de binocles

La première paire de lunettes.

La seule qui importe. Celle qui vous enfièvre et vous bouscule la vue, qui se détache de la lignée des suivantes, pâles copies reproduites à l’envi. Opprimantes options pour opticiens opportunistes.

On aura beau lorgner de nouvelles binocles, avec nos yeux de taupe, stigmatisant certaines montures au détriment d’autres, jamais plus on ne retrouvera, ce sentiment perdu, à la pose de notre première paire. Tout au plus percevra-t-on une sensation de pouvoir, pouvoir d’achat, pouvoir de choisir. Piètre récompense.

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A very lucky day

-Mes chéris, allez jouer dehors ! Il fait un temps radieux ! Il faut en profiter pour se dégourdir les pattes !

Spike se levait déjà, surexcité à l’idée d’une longue promenade, regardant vers le porte-manteau où pendait habituellement sa laisse.

⎽ Il fait très froid aujourd’hui, maman doit rester au chaud, je vais d’abord mettre une petite veste à notre pauvre petit Lucky. Je veux pas qu’il grelotte, on est quand même en novembre… Et son petit corps, il supporte pas trop, hein qu’il supporte pas trop les grelots le petit bichon à sa maman ? Elle s’était penchée sur une forme qu’il ne reconnaissait que trop.

Sous les yeux horrifiés du vieux Malinois, elle emmaillotait à présent le Yorkshire d’une étoffe bleu turquoise, sertie de fausses pierres clinquantes. Sa joie retomba net. Il allait encore se le trimballer à travers le jardin, lui et ses paillettes.

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La Lionne et le Matador

Le Matador souriait. La bête, plus si sauvage, capitulait.

L’arène frémissait, accrochée aux derniers instants de cette mort proclamée.

Fallait se rendre à l’évidence, elle était coincée, cernée : un animal.

Le souffle court, elle attendait. Étourdie, troublée, elle pantelait. Elle s’était démenée tout du long, mais cette fois, elle ne pouvait gagner. La bataille avait été épuisante, ardue, et sous les applaudissements d’une audience prise entre la fierté et les larmes, elle rendait les armes. Elle le sentait. Sous les bannières colorées, c’était son grand final.

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Radicaux libres

Encore une de ces conneries d’idéologie à la con de carnivores en manque de protéines ! Frémissant de colère, il en oubliait de varier son lexique.

D’un clic rageur, il parcourait l’article tapageur. Une vision quasi insoutenable. La devanture d’un nouveau magasin de fruits et légumes avait subi les affres du mouvement des Viandards. Les carottes avaient été écrasées en purée informe, tout avait été piétiné, éventré, saccagé. On ne savait même plus d’où venaient les choux de Bruxelles. Une véritable boucherie. Pas sûr que cette analogie les amuse.

On était en août 2065. Les activistes frappaient de plus en plus fort, le climat de tension se transformait en véritable guerre de récession. Visiblement, leur groupuscule ridicule prenait de l’ampleur. On ne parlait que d’eux en ce moment ! Ces misérables bouffeurs de barback, ces donneurs de leçons, ces capteurs d’attention ! Il les avait en horreur, il les abhorrait, il les vomissait. Son vocabulaire abondait, il se sentait déjà mieux, il avait une idée

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Défragmentée

Fragment 1. Nous sommes un mercredi d’octobre. Je pousse ma porte en bois avec délicatesse, le système de loquet étant plutôt approximatif, et Chipie, vieille et grise, se trouve souvent derrière. C’est la chatte de la voisine, elle n’est pas dans les parages aujourd’hui. Elle doit être à l’intérieur de la maison mitoyenne, lovée sur un sofa, attendant que la maisonnée se réveille enfin, derrière les volets clos. Il est encore tôt dans la matinée, mais les rayons du soleil viennent déjà se cogner contre mon sac en toile. Je fais la guerre au plastique, je ne gagne pas toujours. Je vis à 50 mètres d’une rue principale dans un petit bled voisin des grands spots de surf de la région. Je ne sais pas si cela y fait, mais qu’est-ce que ça circule ! Ca pétarade, ça toussote, une mamie suspendue au bras de son mari, tressaute. Des gamins surexcités traînent une mère fatiguée sur le passage piéton : y a pas école ! Pire, c’est les vacances. Le bar du quartier est déjà ouvert, je ne savais pas qu’il ouvrait si tôt. Roger, parce qu’il a une tête de Roger, est déjà accoudé en terrasse, avec son verre. Je ne savais pas qu’on pouvait boire si tôt. J’arrive bientôt à la supérette, je le sais au doux parfum qui s’échappe de la station-service où deux quinquas font un brin de causette, dans les gaz d’échappement et les relents de gazole, drôle d’endroit pour des retrouvailles. Maintenant, c’est l’odeur intrusive du poisson qui s’évade de ses étalages, pour pénétrer mes narines. J’aperçois les boucles du poissonnier qui s’agitent, les crustacés ont du succès. Enfin, le supermarché se dresse devant moi, je me fais dépasser par une jeune femme un peu pressée, je ne sais même plus ce que je suis venue chercher.

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M comme Trésor

Viendrait le temps, quand toute cette excessive agitation serait retombée, où elle me remercierait. Elle hurlait à présent, suspendue au téléphone, essayant de contenir de ses propres mains la marée de sang qui s’explosait sur le tapis en une soupe opaque où trempait le corps tremblant de l’importun du dimanche. C’était un dimanche comme les autres, un de plus, un de trop.

Le dîner était prêt. La poule rôtissait, les serviettes patientaient, le vin décantait. Elle avait mis sa belle robe, celle qu’elle ne réservait qu’aux dimanches joyeux, aux invités prestigieux. Dans les vapeurs de thym et de son dernier parfum de chez Lancôme, elle tournait en rond, comme son horloge, scrutant par la fenêtre la rue du Bourg-Tranquille.

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Le prénom

-Oui, ça ne fait aucun doute, vous allez bientôt vous appeler Corinne !

– Pardon ? Excusez-moi, mais elle déconne pas un peu votre boule, on change pas de prénom comme ça !

– Je ne fais que transmettre ce que je vois !

– M’enfin, comment voulez-vous que je m’appelle Corinne, on m’a toujours appelée Sabrina, il y a sûrement une raison !

– Ecoutez, je lis pas le code civil, moi, mais le futur ! La boule est on ne peut plus catégorique !

Les cheveux moutonnant autour d’une paire de boucles d’oreilles aussi vieille que sa propriétaire, Madame Soleil-deux-points-zéro lisait mon illustre avenir dans une gigantesque boule électrique bleue reliée d’un côté à la paume de ma main, et de l’autre, à un ordinateur rutilant de nouveauté. Encore une admirable idée de ma tante. Elle connaissait la fille d’une amie « ​tu sais, Sofia, la petite, toute morose, comme toi » qui avait consulté, et qui en avait été toute métamorphosée. Après tout, on était dimanche, et comme tous les jours de la semaine, je m’ennuyais : j’avais donc franchi les portes de ladite roulotte, et de ma destinée.

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