Après un Agenda Ironique très prolifique avec de magnifiques textes à découvrir, me voici de retour avec un texte qui s’inscrit dans les actualités des dernières semaines. Le texte étant long, je vous le livre directement. Je prendrai plus de temps dans un Apprentie en herbe de vous raconter mon retour de Nanowrimo. Bonne lecture.
Sanzavi soupira devant la pile de dossiers qui semblait ne jamais désemplir. Un coup d’œil à sa montre indiquait qu’il devait encore à la communauté bien deux heures de loyaux services, plus communément appelés “travail”. Lui qui avait présidé les plus hauts conseils au ministère de l’Obédience des Ministres Emphatiques se trouvait relégué, après une affaire aussi louche qu’un humain atteint de strabisme, au sous-sol du ministère des Imbéciles Heureux, préposé aux Archives des Traditions en Transition Transitoire, qu’il lui incombait d’approuver ou non, armé de son tampon à l’encre rouge. À vrai dire, son “arme” fatale avait été plus souvent gardée dans le tiroir, et les dossiers, jetés dans la broyeuse à papier.
Certains avaient, Sanzavi devait bien le reconnaître, de la suite dans les idées, même s’il ne donnait pas toujours suite à leurs idées. Ainsi la tradition d’offrir à chaque nouvelle naissance d’une Éva, un vinyle d’Evanescence ne verrait ni le jour, ni la nuit.
Sanzavi regarda à nouveau sa montre. Alors qu’il allait se fendre d’un soupir où l’ennui frôlait le désespoir, Sancho, un stagiaire de 19 ans, dont tout le monde ignorait le nom de famille mais appréciait la promptitude à faire du café, déposa un dossier sur le bureau.
— Qu’est-ce que tu me donnes là encore ? T’as vu l’heure ? grogna Sanzavi, qui n’était pas d’avis à faire des heures supplémentaires.
— Le grand Manitou a dit qu’il fallait lâcher toutes nos traditions en cours et nous consacrer à celle-là, répondit Sancho, sans broncher. Il était habitué à garder, devant l’humeur toujours maussade de son chef, un silence de circonstance.
— Fais voir, ordonna Sanzavi, en ouvrant de mauvaise grâce le document en question, pour éviter de dire tout haut ce qu’il pensait tout bas. Cela lui avait déjà valu des remontrances, et la menace de se retrouver au ministère des Affaires Super Inutiles.
— La corrida ?!? Qu’est-ce que c’est que ça encore, souffla-t-il en découvrant le dossier, qu’il n’avait certainement pas envie de lire alors que l’horloge annonçait bientôt l’ultime délivrance, et la promesse d’un répit de 48h, que d’aucuns mortels appelaient week-end. De plus, le document comprenait plus d’une dizaine de pages.
— Bon, eh bien c’est un dossier 349 toute façon, il n’y a plus qu’à tamponner, marmotta Sanzavi, en dirigeant sa main vers le tiroir pour en extirper le tampon.
Le code 349 était attribué aux nouvelles traditions qu’en interne le Grand Manitou avait déjà approuvées.
— Si vous me permettez, vous devriez d’abord le lire, chef, insista Sancho.
— Qu’est-ce tu dis ? De quoi je me mêle ?
Depuis quand Sancho proférait-il des conseils ?
— C’est que… je pense qu’on ne devrait pas l’approuver, c’est une tradition qui bafouerait les droits des animaux, bafouilla Sancho, surpris par son propre aplomb.
— Les droits des animaux ! Ah ces milléniaux, voyons plutôt ce qu’en pense l’opinion, s’impatienta Sanzavi.
— Mais, je…
Sanzavi le fit taire d’un geste. Et appuya sur un bouton. Qu’on en finisse bon sang, il devrait déjà être chez lui, dans ses belles charentaises !
— Faites venir Lopinion, s’il vous plaît.
Un homme entra aussitôt, la silhouette aussi fine qu’une tranche de bouquin, le sourire aussi tranchant qu’une dent de requin.
— Vous m’avez appelé ?
— Oui, Lopinion, on vient de recevoir cette tradition, la, hum, la corrida…
— Je vois, susurra Lopinion, qui était le bras droit du Grand Manitou et parlait étrangement, comme un gros matou.
— Un dossier 349, une tradition de vaches à paillettes, continua Sanzavi en parcourant les photos du dossier.
— En fait, ce seraient des taureaux, rectifia sèchement Lopinion.
— Ouais, des bovins quoi, reprit Sanzavi, qui n’aimait décidément pas l’être, repris.
— Tout de même, on choisirait ces taureaux, on les trierait sur le volet pour leur robustesse, leur courage… ils n’auraient rien de ces vaches broutant dans l’herbe, ils seraient plutôt comme… des fauves ! argua Lopinion.
— Et donc ? soupira Sanzavi, que les manières de Lopinion agaçaient, particulièrement un vendredi après-midi.
Lopinion leva les yeux au ciel. Le Grand Manitou avait raison, la répartie de Sanzavi était aussi fictive que son emploi. Il serait d’autant plus aisé de le convaincre.
— Et donc, voyez ça comme une immense fête, une célébration suivant un protocole très ritualisé… On présenterait les bêtes, les humains, les banderilles, les picadors, puis le matador, droit comme un I, fier comme un pape, entrerait en scène pour le combat final ! Brillant de mille feux ! Sous les applaudissements, la musique, les fanfares, la joie en étendard ! fit Lopinion, en exécutant quelques pas de danse, tournoyant autour du bureau.
— Mouais, marmonna Sanzavi, qui ne sembla pas convaincu par les talents de danseur de Lopinion.
— Imaginez les bandas, toute une ville aux couleurs d’une corrida ! Des arènes mises à l’honneur ! Olé ! continua Lopinion, tapant dans ses mains, en redoublant de ferveur et de pas de bourrée.
— Et on a besoin de taureaux pour ça ? ne put s’empêcher d’intervenir Sancho devant l’apathie de Sanzavi.
Lopinion fit une moue et s’arrêta de danser. Sancho lui battait froid.
— Pensez-y, Sanzavi, vous qui aimez tant votre terroir, cette nouvelle tradition serait une réelle opportunité de protéger des territoires pour l’élevage de ces taureaux, poursuivit Lopinion en ignorant Sancho.
— Mais on peut très bien préserver des terres sans élever d’animaux ! s’exclama Sancho.
— Jeune homme, c’est une espèce particulière que cette tradition permettrait de sauvegarder, pas de vulgaires vaches de prairies, gronda Lopinion qui eut envie d’écrabouiller entre ses mains le visage de ce jeune impertinent tout juste sorti du lycée.
— Sauvegarder une espèce en les tuant ? s’étouffa Sancho.
— Sancho, vous oubliez que si vous avez décroché ce stage, c’est essentiellement pour observer vos supérieurs à l’œuvre, interrompit Sanzavi, avec un léger bâillement.
Lopinion opina du chef. Sanzavi était dans la poche, l’affaire dans le sac.
— Bon, et le taureau, on en ferait quoi après le spectacle ? enchaîna Sanzavi, plus pour reprendre le contrôle que par réel intérêt, il était 17 h passées.
— Eh bien, là réside toute l’intensité de cette tradition. Le taureau serait sacrifié durant le combat. Certains pourraient être graciés, mais bon, cela resterait mineur. Ce serait un spectacle de lutte pour la vie, contre la mort, un vrai combat opposant homme et animal ! ajouta Lopinion, en faisant de grands gestes dans les airs.
— Mais c’est abominable ! Comment peut-on cautionner une telle horreur ? Qui aimerait assister à un tel massacre ? s’exclama, horrifié, Sancho.
Lopinion lui lança un regard où brillaient des lames d’acier. Et reprit sa tirade en direction de Sanzavi, qui paraissait sans réaction.
— Rendez-vous compte de l’émotion face à un tel spectacle ! La liesse de la foule, la liasse de billets ! La bravoure du toréador, la beauté du taureau, la béatitude du badaud ! C’est du jamais-vu ! prophétisa Lopinion, en gesticulant comme un pantin au disque et au ressort cassé.
— De la cruauté à l’état pur ! Sanzavi, réveillez-vous, on ne peut pas laisser passer cette corrida ! hurla Sancho, horrifié devant la danse macabre de Lopinion.
Sanzavi ne disait rien, la main posée sur la poignée du tiroir.
Lopinion souriait. Il pensait à sa jolie commission.
— Mais, personne ne vous laissera passer cette torture ! Sanzavi, vous avez le pouvoir ! Le 349 n’est pas obligatoire ! VOUS POUVEZ MARQUER L’HISTOIRE !!! s’égosilla Sancho devant l’inaction de Sanzavi.
***
Le député Panza se réveilla en sueur et en charentaises. La loi pour abolir la corrida ! Il s’était endormi sur le canapé. Il ne pouvait pas arriver en retard. Il troqua ses pantoufles pour des baskets, et brancha ses écouteurs. En bon millénial, Panza allait courir jusqu’à l’Assemblée, Évanescence à fond dans les oreilles.
Aujourd’hui, il allait marquer l’histoire.
L’humanité en dépendait.
Humanida.
« La grandeur d’une nation et son progrès moral peuvent être jugés à la manière dont les animaux sont traités. » Gandhi
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un député qui dort chez lui ? je croyais que les bancs de l’assemblée suffisaient à faire son quota de sommeil ! 🙂
très beau texte, j’aimerai bien revoir Zanzavi et ses comparses du ministère des Affaires inutiles ! tu as là un beau vivier pour faire murir d’autres histoires d’administration abracadabrantesques 🙂
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Ah merci carnets ! Au départ je voulais le faire dormir en plein débat à l’assemblée mais je tenais à ses charentaises. Parfois on se raccroche à des détails, n’est-ce pas… Merci pour ton retour, mon ministère risque d’être très occupé dans les semaines à venir :). Belle soirée,
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J’aime beaucoup la recherche des mots : « la silhouette aussi fine qu’une tranche de bouquin, le sourire aussi tranchant qu’une dent de requin. » Le fond et la forme sont bien soignés ! Bravo.
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Merci beaucoup Victor Hugotte pour ton retour chaleureux ! Cela me fait bien plaisir ! Belle journée à toi !
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Bon jour Sabrina,
La tournure à belle face et le propos endiablé que les dialogues son de l’humeur de l’humour sur sujet bien corné… bref, une superbe prestation dans l’arène du politique à l’oeuvre dans ses corridas où il ne perd ni les oreilles, ni le reste … 🙂
Max-Louis
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Bonjour Max-Louis et merci pour ton retour toujours pertinent et tes compliments bien présents ! Belle journée à toi, Sabrina.
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Toujours aussi pertinent, acide parfois contre l’absurdité des comportements. J’ai bien noté ton changement de les lignes pour mes lignes. Je faisais une confusion moi-même car un autre blog « entre le lignes » existe je crois sur Strasbourg.
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Coucou Mijo, oui le nom du site reste le même mais j’ai changé le titre pour ne pas être confondue avec d’autres ! Merci pour ta lecture et retour, belle journée à toi!
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Pas de charentaises aux pieds, mais la sueur au front !Car, à lire entre TES lignes, je sens vibrer une révolte – légitime, voire nécessaire !
Merci pour ce billet, Sabri NA !!
🖖🤓✌
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Merci Tiniak pour ta venue sur mes lignes et ton ressenti plutôt bien… Senti ;). Belle soirée à toi !
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