Une espèce de binocles

La première paire de lunettes.

La seule qui importe. Celle qui vous enfièvre et vous bouscule la vue, qui se détache de la lignée des suivantes, pâles copies reproduites à l’envi. Opprimantes options pour opticiens opportunistes.

On aura beau lorgner de nouvelles binocles, avec nos yeux de taupe, stigmatisant certaines montures au détriment d’autres, jamais plus on ne retrouvera, ce sentiment perdu, à la pose de notre première paire. Tout au plus percevra-t-on une sensation de pouvoir, pouvoir d’achat, pouvoir de choisir. Piètre récompense.

Car enfin ! La première paire de lunettes ! Quelle grandiloquence, quelle vision dans cette appellation ! Occulter les troubles oculaires, changer de point de vue, c’est tout bonnement demander la lune !

En vérité, tout commence à la naissance, lorsqu’on y voit quelque chose, qu’on possède par nature cette chance, jusqu’au jour fatal où l’on se rend compte que le monde est devenu flou. Et qu’il faut se coller la rétine sur les lettres, jusqu’à en sentir l’encre séchée, pour en saisir le sens caché.

Débute ainsi cette recherche éperdue, cette course contre la vue qui baisse, contre cette qualité qui s’affaisse. Qu’il paraît long le temps où l’on peut chausser sa première lunette !

Parce qu’il faut sélectionner, scruter, trier, écarter, écourter.

Puis, il y a les rondes, les triangles, les rectangles, les menues, les fouillies, les épaisses, les déjantées, les démagos, les détestables, les sans-verres, les sans-monture, les sans-pareilles, les sans-éclat ! Y a aussi notre visage dessous, notre empreinte caractéristique, notre signature physionomiste, notre portrait personnalisé, notre ganache bien incarnée. Faut bien que ça matche, que ça colle, que ça s’harmonise, que ça coïncide, que ça poétise !

Et quand dans cet amoncellement de paires orphelines, qui n’aspirent qu’à être portées par nous autres malvoyants, l’on trouve enfin les belles binocles pour notre trombine, on se précipite avec fureur et frissonnement, pour ne pas qu’elles nous échappent depuis leur prison de verre.

Les doigts frétillent alors autour des frêles branches, anti-tout ou en titane, en acier ou en plastoc , en métal ou en toc, à dorures ou à rayures : la frénésie l’emporte, le contact est imminent, c’est la fin des lentilles et de leur charisme affligeant.

Tandis que l’on savoure et que l’on s’apprivoise notre nouvelle bouille, l’on sent imperceptiblement que cette évidente fulgurance s’enfuit déjà, que l’émotion se distille et que jamais plus nous n’éprouverons cette frénésie lorsqu’on découvre pour la première fois, notre visage dans le miroir, notre tête sous les lunettes, notre nez au milieu de la figure.

On cherchera alors dans bien d’autres bésicles, la magie de l’instant, la grandeur du moment. On troquera nos lunettes comme des chaussettes, déçus à chaque fois, désabusés devant l’absence d’un émoi, imposant à nos museaux des carreaux trop carrés, recherchant derrière eux cette surprise envolée.

Et puis l’on se résignera, jusqu’à ne plus fureter, on gardera cette nouvelle paire jusqu’au jour dernier, on s’accoutumera à notre accessoire, jusqu’à le confondre de manière illusoire, à notre propre reflet.

On ne fera plus qu’un avec nos deux monocles, si bien qu’on ne saura plus qui trop être, sans cette espèce de binocles.

Consigne 8 : le pastiche et la parodie. Reprendre la première gorgée de bière, de Philippe Delerm et inventer une nouvelle dans le même ton.

Et vous, quel auteur, aimeriez-vous pasticher ?

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