Viendrait le temps, quand toute cette excessive agitation serait retombée, où elle me remercierait. Elle hurlait à présent, suspendue au téléphone, essayant de contenir de ses propres mains la marée de sang qui s’explosait sur le tapis en une soupe opaque où trempait le corps tremblant de l’importun du dimanche. C’était un dimanche comme les autres, un de plus, un de trop.
Le dîner était prêt. La poule rôtissait, les serviettes patientaient, le vin décantait. Elle avait mis sa belle robe, celle qu’elle ne réservait qu’aux dimanches joyeux, aux invités prestigieux. Dans les vapeurs de thym et de son dernier parfum de chez Lancôme, elle tournait en rond, comme son horloge, scrutant par la fenêtre la rue du Bourg-Tranquille.
Je l’observais depuis mon fauteuil favori, je connaissais bien ses humeurs, et à la voir s’agiter comme un poisson dans un bocal, je savais qu’elle l’attendait, ce grand benêt vil et vilain que je détestais, et qui me le rendait bien. Quand il se permettait de s’introduire chez nous, elle n’avait d’yeux que pour lui et sa face à lunettes, comme si le reflet du carreau l’attirait à lui, de ses cercles hypnotiques. C’en était si consternant que j’avais même pensé à m’en faire mettre sur la tête aussi. Apparemment, on en vendait pas à des cas comme moi.
Chaque dimanche, on avait droit à la même mascarade, à la même guignolade : elle se tartinait de poudre et de mascara pour ce vrai guignol à binocles. Et ils échangeaient des banalités d’une platitude effroyable, lui regardait son décolleté comme un pudibond, l’homme prude qu’il faisait semblant d’être et elle riait lamentablement, rosissant sous ses cons de compliments, battant des cils durcis sous l’épais maquillage. Dieu qu’elle avait la main lourde les dimanches ! Je l’ai toujours préférée naturelle, mais elle ne m’écoutait jamais.
Et depuis bien trop de semaines, j’assistais impassible et impuissant à cette tirade cajoleuse, à cette scène crapuleuse depuis mon fauteuil où, lorsqu’il était présent, je devais me cantonner, le monde autour d’eux ne semblant plus devoir exister. Elle ne me remarquait plus alors, je faisais partie du mobilier, aussi inutile et flétri que la plante à côté du vieux sofa. Son cerveau semblait lobotomisé, sa mémoire, volatilisée, nos souvenirs à deux, évaporés. Des années de fidélité, toujours à ses côtés, à l’écouter, la cajoler, la consoler. A comprendre toutes ses humeurs, même celles qui sautaient ! Et tous les dimanches, il s’attablait, sa main s’approchant toujours un peu plus de sa cuisse, savourant toujours le même poulet, dégainant toujours les mêmes absurdités. Voilà comment ma loyauté était remerciée ! Que pouvais-je dire ?
Cette nouvelle est maintenant éditée dans mon recueil BREAKING NEWS. Pour en découvrir la chute, il n’y a plus qu’à commander !
Une réflexion sur “M comme Trésor”