Défragmentée

Fragment 1. Nous sommes un mercredi d’octobre. Je pousse ma porte en bois avec délicatesse, le système de loquet étant plutôt approximatif, et Chipie, vieille et grise, se trouve souvent derrière. C’est la chatte de la voisine, elle n’est pas dans les parages aujourd’hui. Elle doit être à l’intérieur de la maison mitoyenne, lovée sur un sofa, attendant que la maisonnée se réveille enfin, derrière les volets clos. Il est encore tôt dans la matinée, mais les rayons du soleil viennent déjà se cogner contre mon sac en toile. Je fais la guerre au plastique, je ne gagne pas toujours. Je vis à 50 mètres d’une rue principale dans un petit bled voisin des grands spots de surf de la région. Je ne sais pas si cela y fait, mais qu’est-ce que ça circule ! Ca pétarade, ça toussote, une mamie suspendue au bras de son mari, tressaute. Des gamins surexcités traînent une mère fatiguée sur le passage piéton : y a pas école ! Pire, c’est les vacances. Le bar du quartier est déjà ouvert, je ne savais pas qu’il ouvrait si tôt. Roger, parce qu’il a une tête de Roger, est déjà accoudé en terrasse, avec son verre. Je ne savais pas qu’on pouvait boire si tôt. J’arrive bientôt à la supérette, je le sais au doux parfum qui s’échappe de la station-service où deux quinquas font un brin de causette, dans les gaz d’échappement et les relents de gazole, drôle d’endroit pour des retrouvailles. Maintenant, c’est l’odeur intrusive du poisson qui s’évade de ses étalages, pour pénétrer mes narines. J’aperçois les boucles du poissonnier qui s’agitent, les crustacés ont du succès. Enfin, le supermarché se dresse devant moi, je me fais dépasser par une jeune femme un peu pressée, je ne sais même plus ce que je suis venue chercher.

Fragment 2. On y allait un mercredi sur deux, l’amour devait se partager. Un coup, c’était chez Mamie Tomate, un autre chez Mamie Radis. Tomate, parce qu’elle en plantait dans le jardin, Radis, pour une raison du même genre. On arrivait toujours très tôt et on se précipitait dans la cuisine où flottaient des effluves de lait chaud et de pain grillé. Mon grand-père le faisait tremper dans de l’huile d’olive, c’était bon pour la santé, surtout pour la vue, répétait-il tandis que ma grand-mère étalait tout son placard sur la table pour qu’on ne manque de rien. On causait, on riait, mais quand ils se parlaient en espagnol, on faisait profil bas. Papi et Mamie Radis s’engueulaient. Chez eux, c’était comme un grand labyrinthe, une succession de pièces et de couloirs aux murs blancs jaunis, égayés par quelques toiles que mon grand-père peignait. Il y avait la pièce interdite, la plus convoitée, celle des grands-parents. Il y avait les autres chambres où on se retrouvait avec les cousins, et celle de Samuel, qu’il fallait prononcer “Samouel”, un grand qu’ils gardaient. On ne le voyait pas toujours, pour des raisons qu’on nous taisait. Nous, ce qu’on voulait par dessus-tout, c’était utiliser le deuxième téléphone de la chambre, pour espionner les conversations des adultes et appeler le Père Noël. Qu’on commande des poupées Barbie ou gonflables, il nous répondait toujours “C’est magnifique ! Mais encore ?” Le combiné surchauffait tandis que ma mamie se débattait avec les oeufs pour la tortilla. Dans le salon, l’imposante télé nous happait. Fallait attendre la sieste pour mater nos dessins animés préférés, sur des cassettes enregistrées et classées par mon grand-père. Jamais d’accord avec mon frère, ça se jouait à pierre-papier-ciseaux, ça se terminait souvent par Robin des Bois. Aujourd’hui, mon grand-père ne peint plus, d’ailleurs, il voit plus grand-chose, ma grand-mère mêle de plus en plus d’espagnol, ils ont même plus cet appartement. Leur porte, pourtant, n’est jamais fermée à clef, pour partager un bout de famille… ou de tortilla.

  1. Voir analyse en version initiale pour le fragment 3.

Fragment 4.  Les prénoms, ça veut quand même dire quelque chose.

Prenez Chipie, par exemple, de suite, on lui attribue un caractère sournois à cette toison grise. Roger, c’est pareil ! Le Roger comme le Robert, on l’imagine avec son pastis en terrasse, transpirant l’anis et l’eau de cologne, à saluer les vieilles pomponnées qui tressautent au moindre sursautement de voiture.

Et quand on parle de mamie Radis ? Vous ne la voyez pas la petite grand-mère, près de son porte-monnaie, qui garde sa porte bien verrouillée, et qui observe à travers le judas, l’effronté qui ose parler par là ? Toute façon, elle n’invite jamais personne la perfide, quand elle va chez le poissonnier pour s’offrir un petit plaisir à assaisonner de citron, c’est le supplice, c’est une véritable pince. Elle suspecte les étalages, elle inspecte les parages. Sa tête frisée se penche pour sentir la fraîcheur de la sole, un comble, car on a l’impression qu’elle a toujours été vieille, qu’elle est née grincheuse et qu’elle a grandi aigrie. Elle sourcille lorsqu’elle entend des sonorités d’ailleurs, elle s’irrite devant les couples et leurs gestes de chaleur et se renfrogne quand on lui demande l’heure, resserrant son ventre et son sac. Les mercredis lui font horreur, les gamins remplis de lait et de joie sont de sortie, avec leurs barbies et leurs personnages de dessins animés. Il y en a plein la supérette, ça sent le cadum et le shampooing aux oeufs, ça touche les potirons avec des mains qui traînent partout. On se retrouve avec des patates poisseuses, comme si on les avait trempées dans du pétrole.  Elle sort presque jamais ce jour-là : elle fait la guerre aux enfants lunatiques, à l’amour extatique et aux crevettes sous plastique.

Mais, évidemment, là, ça colle pas au surnom qu’on lui a donné à ma grand-mère.

Ma mamie Radis, c’est tout le contraire :  c’est la douceur du mercredi, la saveur d’un gâteau bien cuit, la chaleur de la tortilla, la main sur le coeur, le rire au fond des yeux, l’Espagne au bout du bras.

Elle aurait dû planter des artichauts.

Consigne 4 : les fragments. Des fragments de vie, en extérieur d’abord, en intérieur ensuite. Puis un tout, qui réunit ces morceaux de vie.

Jusqu’où vous mèneraient vos pensées ?

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3 réflexions sur “Défragmentée

  1. Le fragment 2 est magnifique ! Jolis souvenirs profonds et belle révérence à cette mamie et ce papy ( qui me semble connaître et reconnaître ! ) Toujours écrit avec beaucoup d’amour,d’humour et sincérité ! Je suis fan de ton style !

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